Groupes armés, conflits et gouvernance en Afrique de l’Ouest : Une grille de lecture

Cartographie de l'Afrique de l'ouest réalisée par la Banque Mondiale

L’Afrique de l’Ouest couvre l’ensemble des pays membres de la CEDEAO, Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest, qui compte 15 États auxquels on peut ajouter, d’un point de vue géographique, la Mauritanie, le Cameroun et le Tchad.

En dépit des évolutions récentes marquées par l’élargissement relatif des espaces démocratiques, l’Afrique de l’Ouest demeure une région particulièrement affectée par des foyers de conflits latents ou violents, liés notamment à la présence ou à l’activité de groupes armés.

Il s’agit dans l’ensemble, d’une situation contrastée où se côtoient des tendances à l’enracinement des conflictualités et des dynamiques de stabilisation ou de sortie de crises. Une majorité des pays de la région échappent cependant à toute situation de conflits ouverts. Mais, des tensions épisodiques – manifestations contre la vie chère, crises pré-électorales ou postélectorales – rappellent les risques d’un basculement vers des situations de crises ouvertes.

Le phénomène des groupes armés est aussi un symptôme des mutations et ajustements qui travaillent les sociétés africaines, confrontées à diverses contraintes internes (aspirations démocratiques, luttes de pouvoir, compétition autour des ressources, etc.) et aux défis d’une adaptation au contexte de la mondialisation (dérégulation, questionnement et redéfinition du rôle de l’État).

Avant de devenir des menaces affectant les relations internationales ou la stabilité de « l’ordre international », les foyers de conflits en Afrique de l’Ouest sont d’abord des défis locaux, qui trouvent leurs causes profondes dans les dynamiques sociétales. Ces dynamiques restent toutefois influencées par les convoitises et les ingérences de puissances extérieures, motivées principalement par le statut stratégique d’une sous-région riche en ressources diverses (pétrole et gaz, fer, phosphate, uranium).

En raison de la contiguïté géographique ou de la similarité des facteurs, ces foyers de conflictualités et leurs acteurs tendent à s’inscrire dans des dynamiques interdépendantes, qui se constituent en véritables « systèmes de conflits » aux implications sous-régionales.

Il semble justifié de parler de « systèmes » dans la mesure où des conflits « produits de conjonctures nationales distinctes et relevant d’acteurs, de modalités et d’enjeux différents, finissent par s’articuler les uns aux autres et à s’alimenter, brouillant les frontières spatiales, sociales et politiques qui les distinguaient initialement ».

La notion de « système de conflits » offre une grille de lecture novatrice et dynamique pour repenser les conflits ouest-africains ainsi que les pistes pour des politiques préventives ou régulatrices à l’échelle sous-régionale. En effet, si un grand nombre de conflits contemporains se déroulent à l’intérieur des États, ces conflits se cristallisent le long des espaces transfrontaliers dont les dynamiques intrinsèques sont souvent des facteurs de diffusion ou d’amplification des crises. Les groupes armés et acteurs périphériques qui échappent au contrôle des gouvernements y prennent une part importante.

L’expression « groupes armés » reste cependant une notion discutée, car trop large et imprécise. Elle englobe des réalités plurielles et une série d'acteurs (milices, « mouvements de libération », groupes « terroristes », trafiquants, etc.) aux profils et objectifs les plus divers, voire des plus versatiles. On entendra ici par groupes armés, des acteurs non étatiques contestant le monopole de la violence légitime exercée par l’État.

En effet, l’enjeu majeur semble ici la question liée à la crise de la gouvernance de manière générale. La perspective adoptée dans notre propos vise notamment à souligner l’incidence des activités des groupes armés sur la sécurité humaine et le développement d’une manière générale. Avant d’aborder la question des mesures qui peuvent être prises pour répondre au problème des groupes armés en Afrique de l’Ouest, cette synthèse rappelle le contexte et les facteurs des conflits dans la sous-région, esquisse une typologie des groupes armés déjà ciblés dans les fiches thématiques (AQMI, Boko Haram, MEND, MNJ) ainsi que leurs dynamiques.

1. Système de conflits, le concept

Le concept de système de conflits est issu de l’analyse et du suivi des dynamiques de certains conflits contemporains, notamment ceux qui ont marqué le continent africain à partir des années 19904 . Un système de conflits se comprend comme un ensemble de conflits, de causes, de formes et de territorialités distinctes, mais qui finissent par s’articuler et s’alimenter sous l’effet de leur proximité, de leurs évolutions ou des alliances tissées par des acteurs divers dont les intérêts convergent.

La guerre qui se déroule en Sierra Leone de mars 1991 à janvier 2002 en est une bonne illustration. Née d’une situation de crise interne (opposition à la domination autoritaire du parti unique, le All People’s Congress alors au pouvoir), elle se régionalise avec le soutien apporté par le leader libérien Charles Taylor à la rébellion sierra-léonaise du Front révolutionnaire uni (RUF selon son acronyme anglais) dirigé par Foday Sankoh. À la fois moyen et enjeu de la guerre, ce soutien permet au leader libérien d’élargir sa base militaire dans la lutte pour la conquête du pouvoir au Liberia, mais aussi de s’assurer par l’entremise du RUF le contrôle de la vente des diamants de l’est de la Sierra Leone en échange d’armes et de munitions.

Les systèmes de conflits se caractérisent ainsi par leurs frontières fluides, qui transcendent celles des États, comme l’illustre le cas sierra-léonais. Ils s'inscrivent dans des complexes conflictuels plus vastes, à dimension régionale, et dont les multiples dynamiques et les acteurs accentuent ou entretiennent la logique et les tensions : mouvements de réfugiés, réseaux criminels de commerce illégal de « minerais du sang » ou d'armes légères, groupes armés itinérants, populations « flottantes », réseaux communautaires transfrontaliers, etc. Les systèmes de conflits tendent de ce fait à produire les conditions de leur propre reproduction. L’émergence d’un mouvement insurrectionnel dans la crise ivoirienne, à l’automne 2002, renforcé par la présence de combattants libériens, illustre cette logique systémique de conflictualités gigognes, alimentée par la série des conflits civils qui touchent le Liberia de 1989 à 1997, puis la Sierra Leone, de 1991 à 2002, et affectent la Guinée en 2000 et 2001. Enfin, dans un système de conflits s’entremêlent le plus souvent plusieurs types de conflits aux ressorts et dimensions multiples : politiques, économiques, sociales ou environnementales.

2. Les complexes conflictuels en Afrique de l’Ouest

En Afrique de l’Ouest, on peut distinguer schématiquement quatre systèmes de conflits avec leurs épicentres et champs d’expansion: Le complexe conflictuel de l’espace géopolitique constitué par les pays de l’Union du fleuve Mano, qui regroupe la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Liberia et la Sierra Leone. L’épicentre de ce complexe conflictuel se situe aux confins des territoires guinéens, libériens et sierra-léonais. La crise qui embrase le Liberia à la fin de l’année 1989 s’alimentera des interactions qu’entretiennent les acteurs et les populations frontalières qui enjambent les territoires de cet espace géopolitique.

Le système de conflits de la zone sénégambienne, dont l’épicentre se situe sur la région sénégalaise de la Casamance, frontalière de la Gambie et de la Guinée Bissau, est marqué par l’activisme intermittent du Mouvement indépendantiste des Forces démocratiques de Casamance (MFDC). Cette crise se nourrit du sentiment de marginalisation d’une région géographiquement éloignée de Dakar, la capitale, et isolée du reste du pays par l’enclave du territoire gambien. Les interactions entre rebelles et réfugiés casamançais, présents en Guinée-Bissau et en Gambie, et l’utilisation de ces pays voisins comme base arrière par les combattants du MFDC, donnent une dimension sous-régionale et transnationale à ce conflit.

Le système de conflits de la zone sahélo-saharienne englobe les zones frontalières qui vont de la Mauritanie à l’Algérie et du Mali au Niger. Son épicentre se situe sur la zone frontalière entre l’Algérie, le Mali et le Niger, et correspond à la poussée vers le Sud des djihadistes algériens d’AlQaïda au Maghreb islamique (AQMI). Ces derniers pourraient être les principaux bénéficiaires de la nouvelle donne géopolitique née de la crise libyenne, et du flux d’armes consécutif à la chute de Mouammar Kadhafi. À cette menace désormais régionale se conjuguent les risques d’une résurgence des rébellions Touareg au Mali et au Niger. Ces risques sont en partie liés aux nouveaux débouchés d’une économie transnationale illicite de trafics et contrebandes en tous genres, dans une zone passablement délaissée des pouvoirs publics locaux et dépourvues de perspectives. Le complexe conflictuel du Golfe de Guinée a pour épicentre la zone du Delta du Niger avec un prolongement sur la péninsule de Bakassi au Cameroun. Ce complexe conflictuel dont les effets affectent la sécurité d’autres pays riverains comme le Togo et le Benin, a notamment pour enjeu l’exploitation des ressources naturelles et la redistribution de leurs revenus.

Le Golfe de Guinée est aussi l’un des points d’entrée des trafics d’armes qui alimentent les tensions liées à l’essor du terrorisme et aux rébellions épisodiques dans l’espace sahélo-saharien, mais aussi aux affrontements à connotation « ethno-religieuse » au Nigeria. Les derniers en date sont principalement liés à l’activisme meurtrier du mouvement fondamentaliste Boko Haram actif dans le Nord du Nigéria et dont les connexions supposées avec les éléments d’AQMI pourraient sceller une jonction entre les foyers de conflictualités du Golfe de Guinée et ceux de l’espace sahélo-saharien. Ce dernier développement annonce l’émergence de nouveaux défis sécuritaires dans la sous-région, liés notamment aux alliances opportunistes entre certains réseaux de criminalité organisée, rébellions politiques et fondamentalisme terroriste.

La majorité des pays de la région échappent cependant à une situation de conflits ouverts. À l’exception de l’épisode violent qui ponctue la crise post-électorale en Côte d’Ivoire au premier trimestre 2011, le contexte général reste caractérisé par des incidents discontinus, d’un niveau de violence variable : accrochages armés et rapts en zone sahélo-saharienne, attentats terroristes et actes de piraterie sur le territoire nigérian et dans les eaux du Golfe de Guinée, etc. Des foyers de tensions latentes côtoient ainsi des situations de stabilité relative (Bénin, Burkina Faso, Ghana, Togo, Sénégal, etc.) et de transition (Guinée, Mali, Niger, etc.) ou de sortie de crises (Sierra Leone, Liberia, etc.). Les risques d’un basculement vers l’instabilité demeurent cependant dans différents pays, du fait d’une persistance de facteurs de vulnérabilité structurelle, ainsi que des lignes de force propices à l’émergence de crises ou à leur diffusion régionale.

Auteur:  Michel Luntumbue

Source: GRIP (Groupe de Recherche et d'Information sur la Paix)